Après une lecture lumineuse donnée le 20 janvier dernier au CITL, en clôture de l’atelier “Lire sa traduction en public”, Élodie Dupau, traductrice du portugais, nous a présenté la très belle anthologie Poètes de Lisbonne, un des ouvrages bilingues du projet d’édition Lisbon Poets & Co, qui réunit des poèmes de cinq grands poètes portugais : Luís de Camões, Cesário Verde, Mário de Sá-Carneiro, Florbela Espanca et Fernando Pessoa accompagné de trois de ses hétéronymes (Alberto Caeiro, Ricardo Reis et Álvaro de Campos). Depuis la parution en juin 2016, de Lisbonne à Paris, la traductrice mobilise ses nombreux talents pour participer à un processus de promotion original.
Poètes de Lisbonne (français, juin 2016), Lisbon Poets (anglais, juillet 2015), Poeti di Lisbona (italien, novembre 2016) et Lisiben Shiren (mandarin, novembre 2016) sont les premiers ouvrages publiés par la jeune maison d’édition indépendante Lisbon Poets & Co, fondée par João Pedro Ruivo et Miguel Neto, qui propose de diffuser la poésie portugaise depuis le Portugal (une idée qui avait été émise par Pessoa mais que les deux éditeurs n’ont découverte chez lui qu’après avoir déjà formulé leur projet). Des traductions exigeantes, préfacées et révisées par des universitaires et/ou spécialistes. Les versions espagnole et allemande sont en cours. Chaque édition compte une préface, une note des éditeurs, la biographie de chaque poète, des poèmes extraits de leurs œuvres ainsi qu’une bibliographie des traductions déjà existantes et des ouvrages sur le sujet – sorte d’hommage au travail déjà effectué par d’autres éditeurs et traducteurs et d’invitation à aller plus loin pour le lecteur curieux.
Cet ambitieux projet de diffusion de la poésie portugaise à travers le monde s’accompagne d’une volonté de toucher un large public. Ainsi les ouvrages sont distribués en librairies, mais aussi dans des lieux inhabituels liés à la culture portugaise : par exemple, à Lisbonne dans des boutiques d’artisanat ou des musées, à Paris, en épicerie fine portugaise. Sous une forme musicale, la soirée de lancement de l’édition française s’est déroulée à Lisbonne à la librairie Fabula Urbis, en juin 2016, avec le pianiste Pedro Alves, puis à Paris, dans la cave-bar à vins Portologia, La Maison des Porto, en janvier 2017, avec le guitariste Nuno Estevens. Élodie Dupau compte d’ailleurs poursuivre les lectures musicales en diversifiant les lieux et les partenaires. Tout est fait pour sortir la poésie des étagères, la faire vivre et la rendre accessible au plus grand nombre. Cette démarche est d’ailleurs grandement facilitée par un choix d’éditions illustrées ; chaque poète est représenté par des caricatures signées André Carrilho, artiste graphique portugais plusieurs fois récompensé à l’international.
Parlons plus précisément de l’édition française. Après l’envoi de quelques extraits aux éditeurs, d’emblée convaincus, Élodie Dupau a consacré quatre mois à traduire les poèmes sélectionnés en s’imposant la double contrainte de respecter rythme et rimes, à l’exception de Cesário Verde pour qui cela n’a pas été possible dans les délais impartis. Le travail s’est notamment déroulé en résidence au CITL – Collège International des traducteurs littéraires d’Arles et, dans la phase de relecture, chez Anne-Marie Quint qui a apporté un compagnonnage précieux à la traductrice et signé la préface de l’ouvrage. On y découvre de sublimes poèmes écrits sur une large période historique – de la fin du XVIe siècle au début du XXe siècle –, qui évoquent aussi bien la condition de poète que l’amour sous plusieurs formes (courtois, amical, passionnel, charnel), mais sont aussi traversés par des considérations sociales et humaines profondes, une humilité, un humour parfois détonnant.
Ce projet, porté avec passion, est un véritable succès puisque Poètes de Lisbonne en est déjà à sa troisième réimpression (7 500 exemplaires en tout dont 5 000 ont été vendus au Portugal en quelques mois). Des voyageurs qui ont trouvé les livres à Lisbonne ont même proposé aux éditeurs de les traduire dans leur propre langue. L’aventure ne fait que commencer, d’autres ouvrages ont été publiés en anglais et Élodie Dupau va bientôt s’atteler à la traduction d’une nouvelle anthologie.
Où trouver Poètes de Lisbonne :
- Librairie Portugaise et Brésilienne (Chandeigne), 21 Rue des Fossés Saint-Jacques, 75005 Paris
-
Comme à Lisbonne, 37 Rue du Roi de Sicile, 75004 Paris
-
Ma Petite Épicerie, 18 Rue d’Aligre, 75012 Paris
-
La Caravelle des Saveurs, 12 Rue du Faubourg Saint-Martin, 75010 Paris
-
DonAntónia – Pastelaria, 8 Rue de la Grange aux Belles, 75010 Paris
-
Portologia, 42 rue Chapon, 75003 Paris
L’éditeur et la traductrice cherchent d’autres librairies et lieux culturels susceptibles d’accueillir le livre…
Mises en bouche :
Cesário Verde
IMPOSSIBLE (extraits)
[…]
Je peux tout te donner, tout et toujours,
La vie, la chaleur, du cognac aussi,
Hymnes d’amour et robes de velours,
Et des bottes vernies.
Je peux même, royal – car je le suis !
Te donner des billets, ma perdriole,
Tout blancs, de la dernière loterie,
La bonne, l’espagnole.
Tu vois, nous pouvons vivre ensemble aussi,
Dans le même appartement confortable,
Manger des mêmes jambons et biscuits,
Rire des misérables.
Nous pouvons boire à deux, du sort comblés,
Quand le soleil prend des teintes pourprines,
Le chocolat au même gobelet,
De faïence de Chine.
[…]
Je peux, oui, t’être ami jusqu’à la mort,
Ton ami par-dessus tout ! Mais lier,
Devant la loi mon sort avec ton sort,
Jamais je ne pourrai !
Je peux t’aimer comme Dante a aimé,
Être pour toi lumière après éclair.
Mais te mener à l’autel, ça jamais,
On ne m’y prendra guère !
Dar-te a vida, o calor, dar-te cognac,
Hinos de amor, vestidos de veludo,
E botas de duraque.
E até posso com ar de rei, que o sou!
Dar-te cautelas brancas, minha rola,
Da grande lotaria que passou,
Da boa, da espanhola,
Já vês, pois, que podemos viver juntos,
Nos mesmos aposentos confortáveis,
Comer dos mesmos bolos e presuntos,
E rir dos miseráveis.
Nós podemos, nós dois, por nossa sina,
Quando o sol é mais rúbido e escarlate,
Beber na mesma chávena da China,
O nosso chocolate.
Posso ser teu amigo até à morte,
Sumamente amigo! Mas por lei,
Ligar a minha sorte à tua sorte,
Eu nunca poderei!
Eu posso amar-te como o Dante amou,
Seguir-te sempre como a luz ao raio,
Mas ir, contigo, à igreja, isso não vou,
Lá nessa é que eu não caio!
Fernando Pessoa
AUTOPSYCHOGRAPHIE
Le poète est un faussaire
Il feint si complètement
Qu’il peut feindre qu’est douleur
La douleur qu’il sent vraiment.
Ceux qui lisent ses écrits,
Dans la douleur lue voient bien,
Non les deux qu’il a senties,
Juste celle qu’ils n’ont point.
Et sur ses rails tourne en rond,
En captivant la raison,
Ce petit train à ressort
Qui porte le nom de cœur.
Finge tão completamente
Que chega a fingir que é dor
A dor que deveras sente.
E os que lêem o que escreve,
Na dor lida sentem bem,
Não as duas que ele teve,
Mas só a que eles não têm.
E assim nas calhas de roda
Gira, a entreter a razão,
Esse comboio de corda
Que se chama coração.
Lors des quatrièmes assises de la traduction littéraire de 1987, Autopsicografia de Pessoa avait fait l’objet d’un atelier de traduction animé par Philippe Mikriammos avec la participation de Michel Chandeigne et de Michelle Giudicelli.