Initié en 2020, le programmeLevée d’encres soutient une dimension peu reconnue, presque jamais rémunérée, et pourtant fondamentale du métier de traducteur littéraire : la recherche de voix inédites à traduire. En 2022, ATLAS souhaite développer cette action via trois bourses destinées aux traducteurs travaillant entre le français et les langues méditerranéennes.
Dans ce contexte, les participants au dernier programme Levée d’encres, qui poursuivent désormais l’aventure sous la forme d’un collectif, Delta, ont souhaité revenir ci-dessous sur leur expérience, de janvier 2020 à fin mai 2021.
Bonne lecture !
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Levée d’encres 2020-2021
ou le fabuleux destin de dix traductrices et traducteurs
aux temps de la pandémie
Début janvier 2020. ATLAS propose à dix anciens participants de la Fabrique des traducteurs de prendre part à la deuxième édition du projet Levée d’encres : une exploration des littératures contemporaines à traduire en Méditerranée.
Notre groupe se constitue alors, formé de six traducteurs du français (vers l’arabe, le croate, l’espagnol, l’italien, le portugais et l’hébreu) et quatre vers le français (de l’espagnol, de l’italien, du portugais et de l’arabe). Il s’agit d’Adil Hadjami, Adrienne Orssaud, Camilla Diez, Hélène Melo, Hod Halevy, Laura Brignon, Lotfi Nia, Maria Matta, Marta Cabanillas et Ursula Burger.
Dans un premier temps, nous cherchons individuellement de nouvelles voix méditerranéennes à traduire, avec pour consigne de nous inscrire dans la thématique des Assises de la traduction 2020, « Au commencement était l’image ». Il nous a donc fallu explorer des écritures inspirées par des images (photos, peintures), des romans graphiques, et autres, tout en réfléchissant à la traduction du rapport entre texte et image.
Un premier échange, indispensable, se met en place autour des sources disponibles – revues littéraires, sites Internet utiles, blogs, maisons d’édition. Le thème est vaste, certes, il ne s’est pas avéré si facile de dégotter des bouquins exceptionnels d’auteurs contemporains qui colleraient à la thématique de l’image. En quoi les premiers ouvrages que je propose répondent-ils à la thématique et ont-ils un véritable intérêt ? Telle était la question qui a traversé nos premières discussions. Puis, s’ils sont intéressants, est-ce que je m’imagine les défendre dans une présentation publique ? On hésite, on relance les recherches, on se fixe un nouveau rendez-vous. Un Drive commun est mis en place et chacun y glisse ses premières découvertes.
L’équipe d’ATLAS, qui suit discrètement notre travail, rajoute des pistes intéressantes ; nous apprenons ainsi l’existence d’un livre intitulé Je suis le carnet de Dora Maar, de Brigitte Benkemoun. Hop, pièce à examiner, on le rajoute sur le Drive. On nous aide également pour contacter éditeurs et agents afin de recevoir des PDF. Pendant cette période, un véritable dialogue s’entame, malgré la distance et la pandémie – entre les traducteurs traduisant les mêmes langues (français-arabe, français-italien, français-portugais), mais pas uniquement. Les présentations des textes nous permettent également de rencontrer des voix d’auteurs français que l’on ne connaissait pas et les découvertes des uns deviennent aussi les coups de cœur des autres (ainsi, La Condition pavillonnaire, de Sophie Divry, est un premier texte proposé par Camilla qui interpelle Ursula et Marta). Les idées circulent, les PDF s’accumulent, et l’urgence de se retrouver en chair et en os se fait de plus en plus sentir. L’association ATLAS réagit et met tout en œuvre pour organiser une « vraie » réunion.
Du premier corpus, composé d’une quarantaine de textes – romans, albums jeunesse, essais, bandes dessinées, récits de voyage… –, nous en retenons dix pour les lectures prévues en juin 2020 et dix autres pour celles des Assises de la traduction 2020. Y figurent Poste restante, de Cynthia Rimsky ; Una educación sensorial, de Rafael Argullol ; Voir de ses propres yeux, de Hélène Giannecchini ; La Condition pavillonnaire, de Sophie Divry ; Les Œuvres de miséricorde, de Mathieu Riboulet ; Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo ; La frontiera, d’Alessandro Leogrande ; Ultimo parallelo, de Filippo Tuena ; Petites niaiseuses, de Sandrine Martin ; Le Chien noir, de Lucie Baratte ; Deleuze, esthétiques – la honte d’être un homme, de Pierre Montebello ; Sayida Clémentine, Madame Clémentine, de Amal Khalif ; Chroniques du Razi, d’Ayman Daboussi ; Une femme en contre-jour, de Gaëlle Josse ; Saturne de Sarah Chiche ; Préférence système, d’Ugo Bienvenu, ; Hugo Pratt, trait pour trait, de Thierry Thomas ; O Último Rostro de Caravaggio, de Rui Vieira ; Cadernos de Bernfried Järvi, de Rui Manuel Amaral.
Mais le projet subit une première modification : la rencontre de juin 2020 est annulée, les manifestations dans lesquelles Levée d’encres s’inscrivait n’ont pas lieu. On vit, en temps réel, les restrictions et les confinements imposés dans nos différents pays.
La fameuse réunion a enfin lieu en septembre 2020 à Arles et donne au comité éditorial un souffle nouveau ! Les visages qu’on a connus à travers un écran, dans des pièces lointaines de Rome, Toulouse, Barcelone, Lisbonne, Marseille, Paris, Zagreb, passent en 3D. Deux jours intenses de travail et l’espoir de se revoir un mois plus tard. L’équipe d’ATLAS se bat pour maintenir les Assises, mais au dernier moment elle n’a d’autre choix que de miser sur le plan B. Les mises en voix prévues pour les Assises prennent la forme d’un podcast. C’est une période sombre, où cet enregistrement pour les Assises virtuelles se vit comme un acte de résistance, un moyen de ne pas sombrer totalement. On est tout contents de nous enfermer chez nous dans une petite pièce bien isolée et d’enregistrer notre contribution à distance avec Alexandre Plank. On apprend aussi sur les avantages et les possibilités de cette forme de média, ça nous servira plus tard ! Les Assises, entièrement en ligne, sont une aubaine : on suit le programme, on redécouvre nos voix et les messages WhatsApp fusent au-dessus du bassin méditerranéen malgré la distance imposée, on se réjouit de suivre les rencontres proposées par Jörn Cambreleng, directeur d’ATLAS, avec certains intervenants qu’il reçoit au CITL.
Malgré toutes les difficultés rencontrées, l’équipe d’ATLAS ne baisse pas les bras. Un nouveau rendez-vous est fixé pour une lecture publique à l’Institut du monde arabe, fin mai 2021, lors du Printemps de la traduction. À l’exception de notre collègue Adil, que le confinement retient malheureusement au Maroc, l’équipe se réunit à Arles pour une semaine de travail avec Manuel Ulloa, metteur en scène, traducteur, éditeur et comédien, avec qui nous avons une véritable connivence littéraire, artistique et humaine. Manuel est à la fois un fin psychologue, un danseur hors pair et un doux ami. À ses côtés, on travaille davantage nos textes, on apprend à mettre certains passages en relief, on se permet d’explorer l’aspect performance de notre présentation publique. Mais surtout, il veille à ce qu’on reste nous-mêmes.
On enregistre un nouveau podcast dans la cour de l’espace Van Gogh, ce qui s’avère bien plus facile que six mois auparavant dans nos domiciles respectifs. On sait déjà tellement de choses les uns sur les autres que les interviews croisées se font sans difficulté.
Et après une fête mémorable organisée sur la terrasse du CITL qui a mis en mouvement nos corps trop longtemps figés par ce que la pandémie a apporté de peurs, réclusion, éloignement, la lecture à l’Institut du Monde arabe fut une libération.
Aujourd’hui, un an après cette lecture, six des textes présentés lors de Levée d’encres ont été publiés ou sont en cours de publication.
Ce programme autour du travail sur les textes, de la visibilité des traducteurs et du dialogue sur les textes s’est vu ainsi métamorphosé en une véritable aventure humaine, qui nous a donné force et envie de poursuivre ensemble sur d’autres projets communs. Pouvoir prospecter dans les littératures de nos langues de travail en étant rémunérés et en laissant ainsi la part belle au travail de prospection, souvent relégué aux rares moments libres dans nos emplois du temps chargés, présenter nos fiches de lecture à des collègues connaisseurs et bienveillants, échanger autour de la littérature, se donner des conseils autour de livres, d’auteurs, de maisons d’édition, enregistrer des podcasts… tout cela a constitué pour chacun de nous une aventure exaltante que nous aimerions poursuivre selon des modalités similaires.
En créant le collectif de traducteurs Delta, dans la continuité de Levée d’encres, nous souhaitons conserver le pronom de la première personne du pluriel dans nos vies de traductrices et traducteurs ; continuer à nous nourrir d’autres littératures que celles de nos langues de travail, à échanger sur nos coups de cœur avec des spécialistes de littérature et de traduction, à être stimulés intellectuellement, à offrir des conseils de lecture, d’auteurs, de maisons d’édition ; participer à des projets littéraires communs, tel le salon de la Revue du CPiM de Marseille, etc. En un mot, continuer à vivre ensemble notre passion pour les littératures et la traduction.
Le collectif Delta
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[ÉVÈNEMENT]
Rencontrez le collectif Delta à l’occasion de NUMÉRO R – Salon des revues de création poétique en Région Sud au centre international de poésie marseille, du vendredi 17 au dimanche 19 juin 2022
Le programme Levées d’encres 2020-2021 a été organisé dans le cadre de MANIFESTA 13 – Les Parallèles du Sud
Partenaires de Levées d’encres en 2022 :