Le premier atelier français-hébreu de la Fabrique des traducteurs s’est achevé le 12 novembre au CITL d’Arles. A l’issue de dix semaines réparties entre trois tandems de tuteurs, les cinq participants ont présenté leurs Encres fraîches, des extraits de leurs traductions mises en voix par la comédienne et metteur en scène Dominique Léandri. Deux lectures publiques ont eu lieu : la première lors des 35es Assises de la traduction, le 10 novembre au Théâtre d’Arles, la seconde à l’occasion du festival Livres en scène de Tel Aviv, ce 24 novembre. Abigaël Taëb qui traduisait le poète israélien Nathan Alterman a souhaité partager quelques bribes de son carnet de bord arlésien.
Une entrée et mille portes
Mes tuteurs étaient clairs : Il n’y a pas dix mille chemins pour apprendre à traduire, il faut traduire. On apprend sur le vif, “sur le tas”, pour reprendre Jean-Luc Allouche.
Mais attention : il n’y a pas un seul chemin pour devenir traducteur. Mais des milliers. J’étais actrice. Je faisais de la biologie. Je voulais être Coco Chanel. J’ai commencé par traduire de l’anglais. J’étais journaliste.
En tout cas : pour traduire, il faut faire du chemin. On puise dans notre expérience sensible du français, et cette expérience aiguise le regard, permet de trancher entre telle ou telle tournure, pour nous rendre compte qu’en fait, nous n’avions pas le choix. La traduction est une succession de décisions, a dit un jour Nir Ratzkovsky.
Premier verset. Et déjà tellement de questions.
Première leçon
“Mais vraiment, c’était de la torture aujourd’hui. Laurence était là à défaire ma traduction ligne par ligne. Elle ne me fait pas confiance. Elle croit que je n’ai rien compris au texte parce qu’elle n’y a rien compris ! Elle veut « mettre le texte à plat », l’exprimer comme un citron, pour ensuite le traduire ! Eh bien moi, je ne veux plus y aller à ce cours ! à moins qu’elle accepte de lire ma traduction comme telle, et là j’écouterai volontiers ses conseils. Franchement elle m’épuise. Elle l’a dit dès le premier jour : la traduction est une leçon d’humilité. Certes… mais là, il ne s’agissait ni de s’excuser (comme Samuel Ibn Tibbon en préface de sa traduction du Guide des Égarés), ni reconnaître un humus antérieur et fertile, encore moins découvrir un bon houmous, mais bien… mordre la poussière ! Elle va me faire mordre de la poussière ! Je ne veux plus la voir. D’ailleurs, je ne veux plus voir personne. Demain je serai levée à l’aube, et je verrai le jour se lever et les étoiles disparaître du Rhône. Et le mistral emportera toute mes notes. Et yala ! Allez hop ! Ultreïa !”
Voici les premières lignes du journal d’une traductrice en herbe qui n’a rien compris à la traduction. Comme dit maître Jean-Luc, il ne faut pas traduire plus haut que son cul.
Mais la même qui m’a appris l’humilité du traducteur m’a enseigné son infidélité. Alors, qu’est-ce qu’elle voulait dire ? « Ecoute d’abord ». Tu écoutes. Ecoute le rythme. Pourquoi ? Qui dit rythme dit soupirs. Tu écoutes. Tu respires avec le texte. Tu entends le silence. Tu écoutes le non-dit. Et puis tu traduis. Et puis tu luttes, tu luttes parce que la beauté résiste. Tu ne luttes pas seulement avec le texte, tu luttes aussi avec toi-même : quand tu vois que malgré toi douze pieds s’enchaînent – voici l’alexandrin qui s’invite à la fête quand inconsciemment, tu ajoutes un adjectif, pour avoir trois temps, sombre, sourde et… sournoise. Le français aime valser faut croire. C’est là que je commence à entrevoir un lien, entre l’écoute et la transgression, entre le respect d’une parole et la nécessité de l’usurper pour la transmettre. Quand Alterman a traduit Molière, l’hébreu se forgeant dans l’accentuation plutôt quand dans la métrique : les alexandrins sont devenus des jambes. Laurence disait, traduire c’est interpréter. On doit faire sien un texte. Etre fidèle, c’est le faire passer à travers son propre corps. Je crois que dès lors, il ne s’agit plus de fidélité, mais d’engagement.
Question qui reste
L’hébreu est irrigué par la Bible, comment faire entendre ce goût de sacré en français ?
Comment traduire une langue qui a évolué plus vite que la langue cible ?
Certains résolvent la question en ne traduisant que du contemporain. C’est plus pragmatique : un auteur mort n’est pas photogénique m’a dit Rosie Pinhas-Delpuech. Je traduis Nathan Alterman, alors vous vous imaginez bien que la photo-génie me motive assez peu. Alors, que faire ? Restituer l’ancienneté ou lui rendre son actualité ? Le projet que j’ai choisi pour la Fabrique des traducteurs est une pièce de théâtre. Ce dernier oblige une certaine fluidité, car c’est pour être joué aujourd’hui. La plupart du temps j’ai essayé de rendre toute l’actualité des expressions qui semblent aujourd’hui vieillies ou trop soutenues. En revanche, il fallait aussi être attentif à l’écriture d’Alterman, qui en tant que telle, est étrange. Comment traduire cette étrangeté alors ? Il fallait retrouver un parfum étranger au français. J’étais confrontée à deux distances, intimement liées : le temps et l’altérité. Le point que j’ai essayé de garder en vue, c’est celui-ci : restituer la distance traversée, sans tenir à distance. D’où la force du mot de Laurence Sendrowicz : “N’aie pas peur de t’en éloigner, tu verras à la fin que tu en es tout près”.
A.T
Arles, novembre 2018
Un programme soutenu par :
L’Institut français, la Saison France-Israël 2018,
Le Ministère de la Culture et de la Communication – Délégation générale à la langue française et aux langues de France,
La SOFIA, la région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Ville d’Arles, le conseil départemental des Bouches-du-Rhône
Le calendrier de l’atelier français-hébreu 2018
• 03/09 > 21/09/2018 – 1er tutorat avec Laurence Sendrowicz & Nir Ratzkovsky
• 24/09 > 05/10/2018 – 2e tutorat avec Jacqueline Carnaud & Rama Ayalon
• 17/10 > 02/11/2018 – 3e tutorat avec Jean-Luc Allouche & Arza Apelroit
• 05/11 > 09/11/2018 – préparation des « Encres fraîches » avec Dominique Léandri
« Encres fraîches » – lectures publiques :
• Samedi 10 novembre, au Théâtre d’Arles, pour les 35es Assises de la traduction littéraire à Arles
• Samedi 24 novembre, à l’occasion du Festival Livres en scène à Tel Aviv, Israël


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